« PAUVRETÉ : UNE MENACE POUR LA STABILITÉ NATIONALE » DR. ANDRÉ ADJO

« PAUVRETÉ : UNE MENACE POUR LA STABILITÉ NATIONALE »
DR. ANDRÉ ADJO

Docteur André Adjo; Gabon

Du point de vue du politologue que je suis, la question de la pauvreté est importante parce qu’elle touche à la stabilité du pays. À cet égard, elle peut être perçue comme une menace parce que le déclassement d’une partie de la population peut entrainer la société dans une forme de cercle vicieux nourri par des dérégulations sociales.

 

À titre d’exemple, l’insécurité peut être appréhendée comme un facteur qui est aussi le fruit de l’inoccupation d’un certain nombre de compatriotes. C’est encore plus inquiétant quand on sait que ce phénomène de la pauvreté, comme l’indique le rapport général du recensement de la population gabonaise de 2013, touche notamment les jeunes.

 

Le rapport précise que dans la catégorie des jeunes de 15 à 34 ans, c’est le groupe des 15-19 ans qui est le plus touché, c’est à dire la tranche la plus active de la population qui, quand elle est inactive, peut s’adonner facilement à des vices qui portent un préjudice lourd à la société toute entière. C’est précisément cette jeunesse dont on devrait plutôt s’occuper pour qu’elle prenne le relai dignement. Si on s’attaquait à la question de la pauvreté en tant que phénomène social et en tant que problème politique, on verrait qu’elle peut être une opportunité pour la société toute entière qui, à ce moment-là, basculerait dans une logique de cercle vertueux car, en employant plus de ressources humaines, c’est au bout du compte l’État qui serait bénéficiaire, y compris par les impôts qui, à ce moment-là entreraient dans ses caisses. Autant la pauvreté peut être une menace, autant elle peut être une opportunité si la société se donne les moyens de traiter cette question.

 

« Vivre » – Quelle est votre analyse du lien entre politique et pauvreté ?

 

Dr André Adjo – La société gabonaise moderne est une société qui est le fruit de l’histoire coloniale dont la caractéristique, notamment dans l’économie française, était la rente, une économie basée sur l’extraction. Au Gabon, particulièrement, il y a eu le bois, le pétrole et les minerais qui, aujourd’hui font l‘essentiel de la richesse de ce pays. Lorsqu’on a basculé en 1960 dans ce qu’on appelle l’indépendance, on n’a pas véritablement modifié la structure de l’économie basée sur la rente pour laquelle, d’ailleurs, nous ne détenions à cette époque-là ni l’expertise ni l’appareil productif. Nous nous contentions des taxes qui découlaient des accords que nous avions signés avec les grandes entreprises des anciens pays colonisateurs. Nous sommes restés dans ce modèle économique qui ne peut pas apporter de la prospérité d’autant que la population s’est accrue amplement. De  1960 à 2024, la population est passée de 400 voire 500 milles personnes à peut-être un peu plus de 2 millions.

 

Attendons les recensements à venir. Donc, c’est d’abord le produit d’un choix économique qui ne pouvait pas apporter autre chose que le chômage de masse parce que le système de redistribution a ses limites.  La deuxième lecture que je fais de ce phénomène se base sur la gouvernance. On a déployé une gouvernance qui s’est uniquement basée sur la redistribution. On n’a pas pensé à asseoir un modèle économique qui se fonde sur un appareil productif, même le plus accessible. Je parle des domaines du secteur primaire tels que l’agriculture et la pêche qui nous auraient permis de développer des emplois, avec ceci de particulier que ces emplois auraient pu être déployés sur toute l’étendue du territoire, d’autant que toutes les provinces du Gabon ont des terres et de l’eau. Nous sommes restés au niveau de l’économie de rente et, en fonction du prix du baril du pétrole, selon qu’il est à la hausse, nous sommes contents et quand il baisse, on tousse.

 

En 2024, à l’issue du Dialogue national, la commission économique a conclu à un changement de paradigme sur la question, à la nécessité de passer d’une économie de rente à une économie de production. Le constat est fait. Il faut réfléchir aux mécanismes à mettre en place pour changer effectivement de paradigme, mais la structure de l’économie actuelle n’est pas viable et, donc, elle va laisser de plus en plus une partie de la population dans le désœuvrement, ce qui, par ailleurs n’est pas profitable pour le pays.

 

La gouvernance est déployée par un exécutif, par ceux qui gèrent l’exécutif depuis 1960. Ce sont les hommes politiques qui en ont la direction par le biais des élections. C’est l’homme politique qui pense la cité, par le biais de la gouvernance. En fonction de ce qu’il initie, de ce qu’il met en œuvre, notamment en économie, on apprécie les résultats. Jusqu’ici, il n’y a pas eu d’efforts particuliers pour déployer une gouvernance économique qui soit identifiable et dont on peut évaluer les visées, les retombées, etc. y compris en termes d’effets d’entrainement, parce que, en touchant la question des infrastructures routières en particulier, on aurait pu s’attendre à ce que la route ait des effets d’entrainement bénéfiques pour les commerçants de l’intérieur, les petits producteurs, etc… Même la route n’a pas été faite. La responsabilité est d’abord celle du politique. Car c’est lui qui organise la cité, y compris dans le domaine économique. Ça c’est indépassable. C’est peut-être le sens des recommandations du Dialogue d’Angondjé, qui concluent que jusqu’ici le modèle économique a été inopérant, d’où la nécessité de changer de paradigme.

 

Les populations démunies peuvent-elles prétendre à une vie meilleure ?

 

Jusqu’ici, on n’a pas de raisons de ne pas le croire. Le Gabon regorge d’un potentiel important dans beaucoup de domaine. Il est donc impensable qu’en organisant bien la cité, chaque gabonais n’ait pas un revenu minimum. C’est le potentiel économique du Gabon qui nous fait croire qu’en organisant un peu mieux la cité, on ferait en sorte que le Gabonais ait un minimum. Il y a des niches qui s’amenuisent parce que les problèmes deviennent très importants. Il faut veiller au fonctionnement du pays, il faut investir, il faut penser à un certain nombre de grands chantiers. La liste des priorités, malheureusement, s’allonge au Gabon. Mais il y a encore quelques années, on aurait pu faire l’effort d’organiser la société de telle sorte que le Gabonais ait un minimum. Aujourd’hui, je pense qu’il y a un certain nombre de tensions financières et budgétaires qui amènent les décideurs à prioriser les chantiers mais, malheureusement, la question de la pauvreté n’est pas une priorité dans l’agenda des gouvernants. C’est une erreur, car la pauvreté est une menace et les menaces insidieuses sont les plus dangereuses. 

 

Comment gère-t-on la question de la pauvreté au Gabon ?

 

C’est une question complexe, parce qu’il faut l’étudier pour pouvoir conclure définitivement. Mais je crois quand même savoir que l’état d’esprit qui est le nôtre joue des tours. Cet état d’esprit qui est aussi un peu alimenté par la philosophie de notre formation ne nous pousse pas à l’autonomisation. Nous nous formons au Gabon pour avoir des diplômes et pour travailler dans la fonction publique. Et nous avons, jusque-là, des décideurs qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils ont une faiblesse en ce qui concerne la prospective et gèrent la question de la pauvreté, non pas en recherchant des solutions viables basées sur la création d’une véritable économie, mais en faisant du saupoudrage à travers des programmes qui ont pu avoir des visées purement électoralistes. Finalement, c’est peut-être la responsabilité de toute la société. Il y a une forme de démobilisation qui fait que le sens de la communauté s’est perdu depuis longtemps au Gabon au profit de la prime à l’individu, aux intérêts purement personnels. Je crois que ça casse une dynamique collective dont on s’est privé jusqu’ici et qui fait cruellement défaut.  

 

En partant des changements initiés depuis le 30 août 2023 par le CTRI, y a-t-il une lueur d’espoir ?

 

Il y a une lueur d’espoir qui se fonde sur le fait qu’on constate aujourd’hui que le modèle est inopérant. C’est un constat qui est de plus en plus partagé, y compris au sommet de l’État. Mais, mon espoir s’arrête là puisqu’après le constat tardif que nous avons fait collectivement, il va falloir réfléchir aux modalités de mise en œuvre d’une véritable économie qui dispenserait, à ces moments-là, les pouvoirs publics des programmes qui ne nous emmènent pas bien loin. En définitive, le défi pour le Gabon réside dans la construction d’une véritable économie par le biais de laquelle nous produirons de la valeur ajoutée et règlerons la question du chômage. Nous devons penser cette économie par rapport au schéma normal en investissant les secteurs du primaire et, par effet d’entrainement, un secteur secondaire va naitre naturellement. Il y a une économie à bâtir. Seuls les experts peuvent véritablement s’étendre sur cette question-là, mais je crois que nous devons faire les choses normalement tout en évitant d’adopter des matrices qui, jusqu’ici, n’ont pas produit de bons fruits.

 

 

Y a-t-il d’autres pistes de solutions ? 

 

 

En appui de ce que j’esquisse comme solution par rapport au traitement de la question de la pauvreté, elle est bien évidemment économique. Le traitement de la question de la pauvreté est lié à la mise en place d’une véritable économie. Mais il faut qu’on adapte le système de formation. Si le système de formation est en déphasage avec les projets que l’on peut mettre en place en ce qui concerne le développement d’une véritable économie, nous aurons des gros problèmes. Il faut créer un système de formation, imaginer des offres de formation qui alimentent les modèles que nous mettrons en place. Donc le psittacisme, la reproduction pâle des systèmes de formation, la répétition un peu mécanique des grandes formules, l’adéquation entre formation et emploi, tout ça me semble un peu dépassé.

 

 Il faut peut-être passer au stade de l’auto-emploi, il faut passer au stade de l’adéquation entre la formation et le type d’économie, et non pas la formation et l’emploi. Il faut imaginer un système de formation qui nous émancipe et qui permette de soutenir le modèle économique que l’on mettra en place. C’est très important. Ça réduit la vulnérabilité de la société tout en permettant à cette dernière de gagner en expertise. Finalement, ça conforte la logique d’indépendance du pays. Les programmes libéraux initiés par le système des Nations unies pour le développement, par le système de Bretton Woods de façon plus large, sont autant de pièges qui nous retardent et ne nous permettent pas de regarder notre potentiel, et d’agir par rapport à ce potentiel. Nous faisons du copié collé et c’est, à chaque fois, un échec. 

 

Un dernier mot ?

 

La transition en cours est, à plus d’un titre, opportune parce qu’elle permet de soulever plusieurs questions importantes. Elle permet déjà de faire le point sur notre histoire. On n’a jamais autant parlé du passé que pendant cette période-là. Pour moi, qui suis politologue, on a passé en revue presque tous les dialogues qui ont eu lieu, on a tiré des bilans. Donc, après les constats que nous pouvons faire, il serait intéressant de se projeter sur la base de ce que nous voulons que nous soyons et non pas sur la base de ce que les autres veulent que nous soyons. Soyons maintenant conséquents et tirons les bons enseignements pour se projeter. Avec les grands défis tel que la question de la pauvreté, on ne peut pas ne pas trouver de solutions si on s’en tient simplement au fait que la pauvreté est aussi une menace. Il faut absolument la traiter.

 

 

Propos recueillis par Flavienne L. Issembè

INVERSER LA TENDANCE DE LA PAUVRETÉ
PISTES DE SOLUTIONS DU PR KALLÉ

Elle scrute de près, elle analyse la problématique de la pauvreté. Mieux encore, le Pr Estelle Kalle, en sa qualité d’économiste en développement, propose des pistes de solution pour inverser le phénomène de la pauvreté qui gangrène le Gabon, un pays pourtant riche qui compte moins de 3 millions d’habitants.

 

Le Pr Kalle travaille en tant qu’enseignante à l’École normale supérieure, à Libreville, où elle a reçu l’équipe du magazine « Vivre. »

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