QUAND LA POLITIQUE S’INFILTRE DANS L’ÉCOLE
La politique serait-elle responsable de la crise dans le secteur de l’enseignement et des échecs qu’il enregistre au fil des ans ? Selon le professeur Charles-Philippe Assembé Ela, « elle en est la principale cause, elle a tué l’école. » Dans une interview accordée à « Vivre » dans les jardins de l’École normale supérieure, cet enseignant-chercheur en esthétique, philosophie de l’art et de la culture, épluche le mal-être de ce corps de métier et les défis à relever pour qu’émerge de nouveau l’excellence scolaire et le respect dû au corps enseignant.
Pr Charles-Philippe Assembe Ela – Il m’est assez difficile de parler de la question du mal-vivre au sein du corps enseignant. Je m’explique. Les représentations sociales ne nous aident pas. Les gens s’imaginent que plus on a de diplômes, plus on a de l’argent, mais le problème se situe entre ce qu’il devrait gagner et ce qu’il gagne. En effet, de nombreux facteurs ne sont pas pris en compte. Par pudeur, l’enseignant préfère ne pas s’exprimer. Il est enseignant, il vit mal, il n’a pas été reclassé, il vit encore du salaire de son grade antérieur (assistant pour un maître-assistant, maître-assistant pour un maître de conférences). Imaginez le manque à gagner sur un, deux, trois, quatre ou cinq voire six ans. Telle est la situation que vit l’enseignant-chercheur. On l’étouffe et on l’empêche d’en parler. À un moment donné, le politique a fait croire que le fonctionnaire le mieux traité est l’enseignant, qui plus est l’enseignant du supérieur alors qu’il vit un drame d’autant que la situation juridico-administrative de ce corps de métier n’est pas clarifiée. Le statut particulier est en souffrance. On gère sa carrière comme un fonctionnaire ordinaire. Pour des individus qui ont fait de longues études, c’est génocidaire ! La plupart termine la vie professionnelle sans grade. Une infime partie parvient au grade supérieur, mais tardivement. La carrière de plusieurs générations d’enseignants-chercheurs est ainsi ruinée. À l’heure actuelle, elle n’a pas encore trouvé une solution satisfaisante.
« Vivre » – Quelles sont les conditions de travail des enseignants du supérieur ?
Elles sont indécentes du point de vue moral et des conditions de vie. Au plan moral, l’enseignant est un homme généreux, une personne à qui vous confiez votre progéniture pour en faire les hommes de demain. À y regarder de près, la relation entre le public et l’enseignant n’est pas au beau fixe. Tenez, quand un enseignant se rend dans un service administratif et qu’il dit qui il est, on le regarde d’une certaine façon. Il y a ce préjugé moral qui pèse sur l’enseignant. Ses conditions de travail et de vie ne sont pas réunies. Il faut être patriote, un héros des temps modernes pour accepter d’être enseignant.
Prenons l’exemple de deux individus qui ont un master de mathématiques. Le premier est recruté enseignant, l’autre technicien dans un service d’ingénierie. Le premier passera trois ans pour avoir le texte de recrutement et trois autres années pour avoir quelque chose qui ressemble au salaire qu’il devrait avoir, c’est-à-dire 500 000 à 600 000 francs CFA alors qu’un ingénieur qui est recruté à Shell commence à 1 500 000 puis passe à 2-3 millions de francs CFA l’année suivante. La disproportion est grande. Si vous êtes enseignant, vous mettez dix à quinze ans pour construire une maison de 20 millions. Ce rapport ingrat à la profession est d’abord imputable au regard que la société pose sur l’enseignant. Ce rapport fait aussi partie de son mal-vivre. Voilà quelqu’un qui s’occupe de vos enfants. Comment pouvez-vous le traiter de la sorte ?
Et quid de la grille des salaires des enseignants du supérieur?
La situation salariale des enseignants du supérieur se présente comme suit :
Comparer aux salaires de nos officiers supérieurs, ce n’est pas grand-chose. Autre problème, de nombreux maîtres de conférences reclassés sans avancements n’excèdent pas 1 700 000 FCFA. Or, avec tous les avancements bloqués par la fonction publique, ils gagneraient entre 1 800 000 et 2 100 000. La situation est la même pour les quelques professeurs titulaires en activité.
À y regarder de près, c’est une grosse arnaque organisée sous Ali Bongo. Certes, les salaires ont bondi après la bonification de la PIR (prime d’incitation à la recherche). L’arnaque se situe au niveau de l’institution qui a des responsabilités vis-à-vis des activités de l’enseignant-chercheur. Il doit faire des colloques, des voyages d’étude, produire des livres… Mais quand la bonification est arrivée, l’institution a été sevrée de tous les budgets attenants à ces activités institutionnelles. Ailleurs, ce sont les universités, les institutions qui s’occupent du financement de ces activités des enseignants-chercheurs. Voilà comment nous avons été réduits à faire nos grades avec nos maigres revenus. C’est une dette qui n’a même pas été tracée. À notre niveau, nous finançons nos activités sur fonds propres.
On demande au Comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI) de faire très attention, d’être très vigilant, de parler avec les vrais acteurs de l’enseignement supérieur que sont les universitaires, les chargés de cours. Pour se rendre au Bénin et en France, certains d’entre nous ont dû payer leurs billets d’avion afin d’avancer dans leur grade et quand bien même ils auraient le grade au Cames (NDLR : Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur), ils ne sont pas reclassés.
Psychologiquement, une chose est de travailler dans la sérénité avec les institutions, avec sa hiérarchie, une autre est de travailler dans le besoin ou dans la contrainte. Les règles de l’enseignement, les règles de l’école sont pipées, les conditions de travail ne sont pas au beau fixe. Quel peut être le ressenti de cet individu qui va travailler ? Pensez-vous que quand il travaille il a la pleine satisfaction du travail qu’il fait puisqu’il n’a plus de finalité ? Il n’a même plus de motivation. Il travaille parce qu’il doit nourrir sa famille, parce qu’il doit avoir quelque chose à faire. On a réduit le service académique, le métier d’enseignant à quelque chose que l’on doit faire. On a des concours ici, et quand vous étudiez les dossiers, vous voyez quelqu’un qui voulait faire banque et qui veut devenir professeur d’anglais parce qu’il a fait un module d’anglais. Pendant ce temps, l’étudiant qui a traîné en faculté, qui a mis trois ou quatre ans pour avoir une licence n’arrive pas à avoir ce concours-là. Quand vous vous retrouvez en face d’un étudiant qui a pris la place d’un autre, quel indice de satisfaction pouvez-vous avoir ? On vous fait participer à un génocide. On tue les meilleurs, on place les médiocres et on vous met à contribution. Telle est la situation dramatique que nous vivons.
Quelles sont les causes profondes du mal-vivre du corps enseignant gabonais?
Les causes sont multiples, mais ne nous voilons pas la face. La principale cause est d’ordre politique. La politique a tué l’école au Gabon. On veut satisfaire son électorat, on nomme les chefs d’établissement. On vient faire le lobbying du parti politique à l’école. On veut caser son frère, son neveu, sa nièce… Les concours ne marchent plus. Pourquoi ? Au final, qui gagne ? C’est celui qui a les bras longs, ce n’est plus celui qui est compétent et qui est capable de faire des choses. C’est la politique qui a tué effectivement l’école. On doit trouver les voies et moyens de dire aux uns et aux autres que tout peut mal tourner au Gabon, mais que s’il y a deux fonctions où les choses doivent aller mieux, où les gens doivent avoir entière satisfaction, c’est l’école et la santé. Vous pouvez manquer d’argent, mais si vous n’avez pas où éduquer vos enfants, où vous soigner, il y va de votre vie. Dès que la politique et ses règles se sont introduites à l’école, on n’a plus respecté les règles de l’école. Que se passe-t-il ? Quelqu’un qui ne peut pas diriger un établissement le dirige, quelqu’un qui ne peut pas avoir un concours l’obtient. Et qu’avons-nous dans nos salles de classe ? Ce n’est plus la culture de l’excellence, c’est la culture de la massification tous azimuts. On en arrive à la situation où un enseignant compétent ne peut pas s’exprimer même dans son travail. On ne peut pas mettre 10 ou 0 à quelqu’un. Tenez, la fille d’un général avait eu une mauvaise note. Son père est intervenu. On va où là ? La principale cause de l’échec scolaire est politique. Il faut qu’on respecte l’école avec ses règles. C’est la règle de l’excellence ? Mais si la règle fondamentale de l’école est d’apprendre et de réussir, une autre consiste à apprendre par l’échec. Une école où l’on n’échoue plus n’est plus une école.
Vous êtes enseignant-chercheur. Comment vos travaux contribuent-ils à améliorer les conditions de travail des enseignants ?
Ces dernières décennies, le système éducatif gabonais a brillé par le trop plein de grèves. D’où vient cette inflation de grèves ? Il y avait une incompréhension entre le politique et le corporatif. Pour le politique, lorsque vous faites grève, la grève est politique, ce qui peut être vrai ou faux mais, depuis 1990, il y a des grèves par personne interposée. Je m’explique. Soit on veut démonter une personnalité, soit on veut déstabiliser un syndicat. On assiste à un bras de fer, à des prises d’otages. Les apprenants prennent un coup. Les enseignants prennent un coup. La plupart des revendications des enseignants porte sur les conditions de travail qui ne s’améliorent pas. Chaque année, nos établissements sont de plus en plus délabrés. Nous n’avons ni laboratoire, ni aire de jeux, ni de points de satisfaction sur la vie scolaire.
Y a-t-il des pistes de solution ?
Oui. Il y a des pistes. Le ministre de l’Enseignement supérieur a fait un code d’éthique et de déontologie, une charte qui, effectivement, engage chacun à éviter un certain nombre de comportements déviants au sein de l’institution universitaire. Il y a aussi un certain nombre de choses qui semble être sur la bonne voie, tandis que d’autres doivent être résolues au plan administratif. Les assises du LMD tenues récemment ont promis quelques avancées sur le plan pédagogique : harmonisation du calendrier académique, viabilité des offres d’enseignements et systèmes d’évaluation… Pour les dossiers d’enseignants en souffrance depuis des années et classés sans appel, nous avons tenu une réunion dernièrement avec le directeur des ressources humaines du ministère de l’Enseignement supérieur. Sur ces dossiers sur lesquels il n’y avait aucune visibilité depuis, on a retrouvé la traçabilité de certains. Donc, un petit travail s’ébauche. Du point de vue éthique, il y a un effort. Au plan administratif, il y a un gros effort à faire parce que tous les problèmes viennent de là.
Quels sont les acquis qui découlent des promesses du CTRI en termes d’amélioration des conditions de travail et d’augmentation des salaires du corps enseignant du supérieur ?
La question est difficile parce qu’elle porte sur les rappels soldes et les situations administratives. Comme je l’ai indiqué plus haut, 90 % du corps enseignant est impliqué et concerné. Ils attendent la régularisation de leur situation administrative. Ces régularisations appellent des effets soldes. Lors de sa visite à Paris, le président de la transition a dit qu’il allait procéder au paiement des rappels de salaires, mais il a également dit ne pas aimer le bruit et l’agitation. Il a rappelé qu’après avoir terminé avec les retraités, il engagerait les rappels solde des fonctionnaires en activités. Pour autant, il ne se prononce pas sur un deadline (date butoir). On prend ce qu’il a dit pour argent comptant.
Contrairement à son prédécesseur qui était totalement fermé et opaque sur la question, il s’ouvre, il parle, il communique. On ne peut qu’avoir un préjugé favorable. Mais on tient à lui rappeler que trop de gens meurent trop vite dans le corps enseignant. Le corps enseignant souffre. Pourtant, il travaille, mais son travail n’est pas reconnu. Vous commencez le travail à 28-30 ans et dix-quinze ans après, vous n’êtes plus la même personne. Les enfants sont nés, papa est décédé et vous restez le pilier de la famille, et on continue à vous traiter comme si vous étiez stagiaire. Vous combattez pour faire vos grades. Vous y parvenez. Mais vous passez quatre, cinq, six ou sept ans voire vous mourez sans avoir récolté le fruit de vos efforts. C’est injuste. Le CTRI a trouvé un corps de travailleurs pauvres qui, pourtant, a de la volonté. Alors, faut-il, doit-on attendre sa mort pour lui donner des médailles ? Pour la dignité du corps, pensons à ces jeunes enseignants qui meurent chaque année. Qu’on fasse un travail mémoriel sur les enseignants décédés dans l’exercice de leur profession alors qu’ils attendaient en vain leur premier revenu ou l’augmentation substantielle de leur revenu.
Comment faites-vous pour tenir et ne pas démissionner ?
De nombreux enseignants ont fait des études hors du pays et y sont restés en raison des conditions de travail déplorables dans l’enseignement. D’autres sont rentrés par amour du pays, pour y travailler et le construire. Ça nous arrangerait de récolter le fruit de notre travail. Nous sommes contrariés de voir que nous travaillons en vain. Nous donnons le meilleur de nous-mêmes, mais l’université ou l’école pour lesquelles on se sacrifie ne s’améliorent pas. Notre statut particulier non plus. C’est la raison pour laquelle nous sommes impatients de voir le CTRI agir. Nous sommes prêts à nous impliquer dans l’effort de redressement du secteur de l’enseignement supérieur pour lequel nous avons donné le meilleur de nous-mêmes. Nous aimerions, avant de décéder, voir triompher nos convictions d’une université de l’excellence.
Propos recueillis par Flavienne L. Issembè